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«Ce feu intérieur!»
Portrait non daté du compositeur suisse Frank Martin (1890-1974).
Photo: Keystone / Len Sirman-Archiv / Raymond Asseo
Texte de Markus Ganz, contributeur invité
A l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Frank Martin, l’Orchestre de chambre de Berne a demandé à Katharina Weber de composer un hommage au compositeur genevois. Frank Martin avait adhéré à SUISA il y a 100 ans. Markus Ganz, notre contributeur invité, s’est entretenu avec la pianiste et compositrice bernoise au sujet de Frank Martin et de la genèse de son hommage.

Frank Martin (* 1890 à Genève, † 1974 aux Pays-Bas) fait partie des compositeurs suisses les plus connus. En Suisse alémanique, son œuvre semble toutefois avoir été quelque peu oubliée au cours des dernières décennies, notamment en comparaison de celle de ses contemporains Arthur Honegger (1892-1955), Othmar Schoeck (1886-1957) ou encore Willy Burkhard (1900-1955). La compositrice, pianiste, improvisatrice et pédagogue bernoise Katharina Weber (* 1958) avoue qu’elle connaissait mal l’œuvre de Frank Martin jusqu’à il y a quelques mois. Lorsqu’elle était étudiante, il n’était guère question de lui.

Peu de points de repère au départ

«J’ai étudié avec une nouvelle génération de compositeurs, comme Jürg Wyttenbach, Erika Radermacher et Urs Peter Schneider, et je suis assez tôt entrée en contact avec le travail de Heinz Holliger. J’évoluais parmi les avant-gardistes et je ne m’intéressais pas vraiment à la musique plus conventionnelle.» Il y avait dans l’air une envie de renouveau; on voulait découvrir de nouveaux mondes. Mais la situation évolua au fil des années. Katharina Weber: «En composant, j’ai de plus en plus constaté que j’avais aussi besoin d’utiliser des harmonies apparentées du point de vue tonal, même si elles ne proviennent pas de l’harmonie classique.». Suite à la commande de l’Orchestre de chambre de Berne d’une composition en hommage à Frank Martin, elle s’est intéressée de près à l’œuvre de ce dernier. Elle a ainsi constaté que ses propres harmonies, généralement utilisées spontanément, ressemblent parfois à celles de Frank Martin. «Ce fut pour moi une très belle rencontre avec sa musique.»

En explorant l’univers de Frank Martin, Katharina Weber a constaté avec étonnement que sa musique est beaucoup jouée, bien sûr en raison du jubilé, et surtout en Suisse romande et aux Pays-Bas, où il a vécu à partir de 1946. «J’ai également appris que ses compositions chorales sont très populaires et probablement plus jouées que je ne le croyais, étant donné que j’évolue plutôt dans le milieu de l’avant-garde.» Elle s’est particulièrement intéressée à la «Petite symphonie concertante», une œuvre commandée par Paul Sacher dans les années 1944-47, qui sera jouée le 25 octobre 2024 à Berne juste après la première de son hommage. «Ce morceau est vraiment génial, une combinaison d’une force rythmique incroyable, qui pousse vers l’avant, et de passages très calmes, presque statiques. J’aime aussi beaucoup ‘Golgotha’ et ses pièces pour piano.»

Harmonie et rythmique très originales

Par rapport à celles de Burkhard ou de Honegger, l’œuvre de Frank Martin est peut-être moins caractéristique, moins clairement reconnaissable … Katharina Weber n’est pas de cet avis. «J’ai l’impression qu’il a développé un monde harmonique très personnel, même s’il est beaucoup lié à l’harmonie traditionnelle. Mais c’est un peu comme avec les Beatles où l’on est parfois étonné des combinaisons d’accords utilisées. Chez Frank Martin, les triades et les accords de septième traditionnels sont toujours présents, mais la manière dont il les a reliés ne cesse de me surprendre.» Katharina Weber suppose également que Frank Martin se laissait fortement guider par les émotions et l’écoute intérieure lors de la composition. «Sur une vidéo, je l’ai vu passer en revue une partition et diriger en même temps, juste pour lui-même. J’ai alors perçu qu’il était aussi un musicien interprète, et qu’il ne séparait pas strictement la composition et l’exécution de la musique.»

Peut-on en déduire que la pratique de la musique mène souvent à la composition? Katharina Weber répond par l’affirmative et complète: «J’ai aussi pensé à la manière de jouer des musicien-ne-s de jazz: ce feu intérieur et cette manière de ‹se mettre dans le flow› en jouant un morceau. Frank Martin a également utilisé des éléments rythmiques jazzy, non pas dans le sens de citations de jazz, mais en recourant à des syncopes, par exemple. Je ne pense pas qu’il ait essayé de sonner ‹jazz›. Cette force de mouvement rythmique provient probablement de tout ce qu’il entendait autour de lui, ce qu’il a sans doute trouvé passionnant.»

La compositrice, pianiste, improvisatrice et pédagogue bernoise Katharina Weber a adhéré à SUISA en 1989. (Photo: Rolf Mäder)

Un hommage et des variations

Les seules conditions pour cette commande étaient qu’elle soit un hommage à Frank Martin et qu’elle soit écrite pour la même formation que la «Petite symphonie concertante». L’instrumentation pour orchestre de chambre à cordes et les trois instruments solistes que sont la harpe, le piano et le clavecin constituait-elle un défi pour la composition? Katharina Weber: «Je n’ai pas dû procéder différemment que pour les commandes de compositions précédentes, pour lesquelles je ne pouvais pas choisir l’instrumentation. Il est vrai que jusqu’à récemment, la harpe était un instrument nouveau dans ma palette de compositrice. Mais juste avant la commande de cet hommage, j’ai adapté un de mes anciens morceaux pour une formation avec harpe et j’en ai composé un nouveau à cet effet, ce qui m’a permis de bien faire connaissance avec l’instrument.»

Katharina Weber n’avait en outre jamais composé pour le clavecin, mais on s’imagine que c’est relativement similaire au piano. «Du point de vue du jeu, oui», explique la pianiste. «Mais pas du point de vue du son. J’ai été fascinée par le fait que cette formation apporte un contraste entre les sons des cordes, qui peuvent survenir comme sortis de nulle part et tenus à volonté, et les sons des instruments solistes, qui commencent avec un accent et disparaissent assez rapidement.» Katharina Weber parle même d’une polarité qu’elle a voulu mettre en évidence dans cette composition. «Au début de la pièce, j’ai demandé aux cordes de jouer les notes comme un son de cloche, avec un accent à l’attaque et une diminution ensuite, comme c’est naturellement le cas pour les instruments solistes lorsqu’ils sont joués de manière conventionnelle. Mais juste après, il y a un passage où les violons apparaissent comme sortis de nulle part, puis disparaissent.»

Des polarités qui relient

Dans son hommage, Katharina Weber veut faire référence au «chef-d’œuvre de Frank Martin», la «Petite symphonie concertante», tout en restant fidèle à son propre travail artistique. «Comme ma pièce ouvrira la soirée de concert, je voulais créer une ‹entrée en matière›: je laisse résonner les cordes à vide de tous les instruments à cordes, avec des micro-intervalles, ce qui ressemble à ce qu’on entend lors d’un accordage. Et pour finir, j’évoque directement son œuvre en exposant la série dodécaphonique de Frank Martin à l’envers (en crabe).» La «Petite symphonie concertante» suit donc directement après son hommage, sans pause, avec sa série de douze sons. Il en résulte une autre polarité, celle du matériel sonore diatonique et chromatique.

L’idée d’utiliser la série de douze sons lui est venue dès le début, lors d’une méditation au piano, au cours de laquelle elle a écrit ce qui lui est venu à l’esprit. «J’ai donc fait de nombreuses esquisses en rapport avec cette série dodécaphonique, que j’ai également chantée. J’ai essayé de bien entrer dans l’esprit de ce passage; et il faut savoir que, en tant que musicienne, j’improvise beaucoup.» Comme autre référence à la «Petite symphonie concertante», il y a dans son hommage une progression qui est similaire à celle de Frank Martin. «Après les quintes d’accordage à vide sol-ré’-la’-mi » pour les violons, le si »’ se présente tôt chez moi comme la note la plus aiguë, quasiment comme une quinte supérieure, une octave et une quinte plus haut que la corde à vide la plus haute. La série de douze notes au début de la ‹Petite symphonie concertante› commence dans le médium et se répète ensuite, mais toujours une tierce plus haut, elle s’élève ainsi comme dans une spirale jusqu’à ce si.»

En tant que musicienne, Katharina Weber improvise volontiers et fréquemment. On peut donc se demander si elle a pu en tirer quelque chose pour le présent travail. «Oui, même si ce ne sont pas directement des improvisations, mais des interventions libres. Dans l’introduction, chaque instrument joue individuellement la note de référence la’, pour que l’on entende successivement toutes les couleurs des différents instruments à cordes sur la même note, au diapason. Ensuite vient la quinte ré’-la’, où je demande aux musicien-ne-s de commencer par un micro-intervalle, à un moment libre, où je n’ai indiqué que des secondes, soit combien de temps ce son doit durer environ. Ils/elles peuvent alors décider librement à quel moment ils/elles veulent intervenir et avec quel son ‹décalé›.»

L’«Hommage à Frank Martin» de Katharina Weber sera créé le 25 octobre 2024 au Conservatoire de Berne par l’Orchestre de chambre de Berne, renforcé par une harpe, un clavecin et un piano, suivie de la «Petite symphonie concertante» de Frank Martin et de son «Ouverture en hommage à Mozart», ainsi que de la symphonie n° 41 («Jupiter») de Wolfgang Amadeus Mozart. Annonce de l’événement par l’Orchestre de chambre de Berne

www.katharinaweber.ch Site Internet de Katharina Weber.
www.frankmartin.org Site web de la fondation néerlandaise Frank Martin (également en anglais et en français), qui propose notamment des informations sur des concerts internationaux avec des œuvres de Frank Martin.
www.odysseefrankmartin.ch Site de l’association L’Odyssée Frank Martin, projet artistique et patrimonial visant à faire connaître l’œuvre du compositeur, à la faire aimer, à en stimuler l’interprétation et à susciter l’envie de la faire partager.

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