Le rock’n’roll a été bien plus qu’une révolution musicale. Il incarnait la révolte des jeunes contre l’ordre social, contre la génération de leurs parents et leur conception conservatrice de la morale et de la sexualité. L’abstinence, les restrictions, les privations et le zèle au travail étaient à l’ordre du jour dans les années d’après-guerre. La famille a été idéalisée et les rôles distincts de l’homme et de la femme renforcés. Les jeunes qui ont grandi en plein miracle économique ont développé des besoins liés à une société d’expériences et de loisirs, une nouvelle conscience et une autre image d’eux-mêmes, ce qui a débouché sur un conflit de générations. Le rock’n’roll incarnait tous leurs désirs, leurs espoirs et leurs rêves. C’était la bande-son permettant de briser les règles du jeu sociétal en vigueur.
Ce changement de valeurs a touché l’ensemble de l’occident, y compris la Suisse conservatrice. Les jeunes Suisses avaient eux aussi une marge de manœuvre très étroite pendant les années conservatrices d’après-guerre. «Le fait de fumer ou d’enlever sa cravate en public étaient déjà quasiment des actes de rébellion, les professeurs étaient des personnes respectées qu’on ne contredisait pas. La liberté des jeunes, en particulier des filles, était strictement contrôlée», écrit Bruno Spoerri dans son livre «Jazz in der Schweiz» (Le jazz en Suisse, N.d.T.). Les conditions pour la rébellion des jeunes étaient réunies. Ici aussi, ils voulaient être perçus et acceptés en tant que jeunes, des adolescents n’ayant pas connu les privations de la guerre comme la génération précédente. Malgré tout, ce n’est pas le rock’n’roll qui était à la mode chez les jeunes Suisses de cette époque, mais le jazz, la musique pour danser et les tubes en version swing.
Danser était plus important que la musique pour une majorité de jeunes. À une époque où garçons et filles étaient encore strictement séparés à l’école, le jazz et la musique pour danser leur donnaient la possibilité de se rapprocher du sexe opposé. La jeunesse suisse a trouvé dans le jazz et la musique pour danser son exutoire pour se révolter en douceur et protester. La grande majorité des jeunes était relativement conformistes. Ils testaient les limites étroites de la tolérance, égratignaient les normes de la société de l’époque, mais sans rompre avec elle. En Suisse, rares étaient ceux qui tentaient sérieusement de s’affranchir des conventions bourgeoises.
«La Suisse était en retard sur les tendances»
Le rock’n’roll et Elvis Presley sont restés en Suisse un phénomène marginal. «Personne ne se souciait de savoir si, par hasard, une étoile dansante de cette musique venait de naître», écrit le Chris von Rohr, le leader du groupe Krokus, dans son autobiographie. Toni Vescoli, également témoin de cette époque, a vécu les mêmes expériences. Le futur chanteur des Sauterelles a eu un déclic en 1958 en regardant le film sur Elvis intitulé «King Creole». Mais quand le jeune homme alors âgé de 16 ans a voulu acheter le disque, on lui a répondu qu’il n’était pas encore disponible. «C’était comme ça à l’époque, tout arrivait en Suisse plus tard qu’ailleurs! On vivait comme à l’âge de pierre. La Suisse était toujours en retard sur les dernières tendances».
Les jeunes Suisses ont protesté de la manière la plus virulente à travers le mouvement des «Halbstarke» (littéralement «semi-forts»), «blousons noirs» qui ont également fait leur apparition dans les villes suisses à la fin des années 1950. Il s’agissait d’adolescents d’origine modeste qui se faisaient remarquer rien que par leur comportement et leur tenue vestimentaire. Leurs jeans et leur coiffure «banane» étaient considérés comme sulfureux à une époque où les garçons portaient encore des pantalons courts. Mais ces «blousons noirs» provoquaient surtout par leur comportement. Ils étaient la terreur des fêtes foraines et des fêtes de village et de jeunesse; ils fumaient en public, buvaient de la bière à la bouteille, faisant ainsi un pied de nez à la bourgeoisie. Leur inaction était à elle seule une provocation. Ils passaient pour des délinquants négligés et leur musique était le rock’n’roll américain. Aux yeux de la grande majorité des Suisses, ils étaient des marginaux et les loosers du pays. C’est une des raisons qui explique que le rock’n’roll ait eu du mal à s’imposer en Suisse.
Le rock’n’roll light s’impose
Toujours est-il qu’à partir du milieu des années 1950, les chansons patriotiques et les tubes suisses chantés en dialecte, comme nous les connaissons des frères et sœurs Schmid, n’avaient plus la cote auprès des jeunes de Suisse alémanique. Il s’agit là d’un tournant dans l’histoire de la musique pop suisse. La «défense spirituelle» avait fait son temps dans le secteur du divertissement. La musique de divertissement et la musique pour danser ne devaient plus refléter la «Suissitude» comme à la fin des années 1930 et dans les années 1940. Elle devait désormais ressembler à l’original américain, français ou italien, comme la musique des modèles internationaux.
C’est la raison pour laquelle une variante du rock’n’roll américain ressemblant aux chansons populaires s’est imposée en Suisse. Un rock’n’roll light, pour ainsi dire. L’Autrichien Peter Kraus a chanté «Sugar Baby» en 1958, devenant l’idole numéro un des adolescents germanophones. Des interprètes suisses comme Hazy Osterwald («Rockin’ The Cha-Cha»), le roi du yodel Peterli Hinnen («Tinga-Tänga-Rock») et les frères et sœurs Schmid («Mondschein Rock») se sont aussi inspirés de tubes du rock’n’roll. Ces chansons n’avaient toutefois jamais la force de rébellion de l’original américain.
Vico Torriani était également très populaire. En plus de ses succès nationaux tels que «In der Schweiz» (1955), ce Grison chantait souvent les paradis de vacances («Ananas aus Caracas», 1957, «Kalkutta liegt am Ganges», 1960), entretenant ainsi une nostalgie du voyage qui peut être interprétée comme une réaction aux chants patriotiques de l’époque de la défense spirituelle du pays. Cette nostalgie du voyage était particulièrement marquée dans les groupes dits hawaïens. Ces groupes exotiques rencontraient un vif succès ici comme dans d’autres pays européens. Le phénomène des groupes hawaïens est presque oublié aujourd’hui, mais il est plus que marginal pour le rock’n’roll en Suisse. Les groupes tels que les Hula Hawaiians et les Tahiti Hawaiians bâlois jouaient par exemple de la musique des mers du Sud aussi fidèle que possible à l’original, à la guitare hawaïenne et au ukulélé, et se produisaient logiquement en portant des vêtements et des couronnes de fleurs Hula.
Le premier véritable chanteur de rock’n’roll suisse était romand
Les groupes hawaïens ont fait exploser les frontières entre les styles et ont aussi été les premiers à intégrer des éléments du rock’n’roll à leur musique. En 1957, les Hula Hawaiian ont sorti le morceau instrumental «Chimpanzee Rock»: c’était le premier tube de rock’n’roll suisse. Les Tahiti Hawaiians ont suivi en 1958 avec leur version vocale de «Giddy Up A Ding Dong». Les Honolulu Girls, le premier «Girlgroup» suisse, étaient également issues de l’entourage des Hula Hawaiians. Il s’agissait de quatre jeunes élèves des Hula Hawaiians, qui ont formé leur groupe à la fin des années 1950 et enregistré en 1960 le titre «Honolulu Rock», un morceau instrumental de rock’n’roll mêlant guitare hawaïenne, guitare de jazz, ukulélé et basse. Le succès de ces groupes hawaïens est resté modeste, mais leur valeur historique n’en est que plus grande. Ils ont été les premiers groupes suisses à s’imprégner de l’esprit du rock’n’roll de manière crédible et authentique.
La principale raison du rejet du rock’n’roll en Suisse était probablement d’ordre socio-structurel. En effet, le rock’n’roll, comme plus tard la musique beat et rock, était considéré comme la musique des personnes défavorisées et de la classe ouvrière. Les jeunes issus de la classe moyenne bourgeoise et petite-bourgeoise, qui était particulièrement marquée à l’époque en Suisse, ne pouvaient guère s’identifier à cette musique. Le rock’n’roll est resté en Suisse un phénomène minoritaire, de nombreux musiciens refusant cette nouvelle musique. Quasiment aucun musicien sérieux de jazz ou de divertissement ne daignait jouer cette musique inédite et primitive.
Très peu de musiciens se sont donc inspirés de cette nouvelle musique venue d’Amérique. Mais il y en a eu. Le premier véritable chanteur de rock’n’roll suisse était romand. Ce chanteur de Lausanne était un binational helvético-colombien du nom de Gabriel Uribe. Sous son nom d’artiste Gabriel Dalar, il a enregistré plusieurs chansons en 1958, notamment «39 de fièvre», une adaptation française du tube américain «Fever», dont le texte a été écrit par Boris Vian lui-même. Cet auteur culte, chanteur et musicien de jazz était également à l’époque directeur artistique chez Philips à Paris. Gabriel Dalar, né en 1936, a connu un certain succès en France, mais il s’est rapidement retiré de la scène. Le premier véritable chanteur de rock’n’roll suisse a disparu sans laisser de trace.
Stefan Künzli est chroniqueur musical chez CH Media et auteur du livre «Schweizer Rock Pioniere – Eine Spurensuche in den rebellischen Gründerjahren» (paru aux éditions Zytglogge).
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