Au début de son livre «Die neue Volksmusik» [La nouvelle musique folklorique], l’ethnomusicologue Dieter Ringli écrit sans ambages: «Du point de vue historique, l’idée que la musique folklorique est une tradition séculaire et immuable est tout simplement fausse» [traduction libre]. La musique populaire suisse est en constante évolution, notamment au début du XXe siècle. C’est d’ailleurs à cette période que l’accordéon commence à s’imposer au sein des groupes semi-professionnels de musique dansante. En effet, les instruments tels que l’accordéon ou le schwyzerörgeli sont plus bruyants et peuvent donc accompagner ou même remplacer d’autres instruments, comme le violon ou encore la trompette, permettant ainsi de créer de plus petits ensembles, plus faciles à coordonner et moins chers. Cela permettait également aux musiciens de jouer plus rapidement, ce qui était courant avec l’ancien répertoire du XIXe siècle.
L’inspiration et le public présents à Zurich
C’est ainsi que naît un nouveau style dans les premières décennies du XXe siècle. Il se distingue jusque dans les années 1950 par l’approche étonnamment novatrice de ses représentants, et on le qualifie encore aujourd’hui de «Ländlermusik». Madlaina Janett et Dorothe Zimmermann constatent dans leur livre intitulé «Ländlerstadt Züri» [Zurich, la ville du Ländler] que «les soi-disant rois du ‹Ländler›, par exemple Stocker Sepp, Kasi Geisser ou Jost Ribary, ont façonné à Zurich le son qui entrera plus tard dans l’histoire comme musique nationale suisse» [traduction libre]. Dieter Ringli écrit qu’à son apogée, dans les années 1930 et 1940, la «Ländlermusik» acquiert une notoriété nationale et est incontestablement perçue comme la musique favorite pour la danse et le divertissement.
Cette popularité s’explique aussi par l’importante contribution du «Ländler» à la définition de l’identité suisse, notamment lors de l’exposition nationale de 1939 à Zurich. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la concurrence étrangère était en outre limitée. Le succès du «Ländler» a également été renforcé dans les années 1920 par l’émergence des médias que sont la radio et le disque vinyle.
Transformation des ensembles
L’accordéon, la clarinette et la contrebasse deviennent très tôt les instruments de base de la «Ländlermusik», mais les ensembles ont aussi expérimenté avec d’autres instruments, comme le trombone ou le piano. L’exemple d’Heiri Meier montre à quel point certains musiciens de Suisse centrale ont marqué l’évolution de cette forme urbaine de musique folklorique.
Ce clarinettiste originaire de Lucerne découvre dans les années 1920 à Zurich des styles plus récents comme la variété, le jazz ou encore le swing, et s’en inspire tout en s’adaptant aux goûts actuels du public. Heiri Meier crée ainsi le Ländler-Fox, référence rythmique à la danse en vogue qu’est le fox-trot, et il y introduit le saxophone soprano, ce qui alimente encore aujourd’hui des débats dans les cercles de «Ländler». Heiri Meier fait également partie des figures majeures du «Ländler»: il a composé de nombreux nouveaux morceaux – tel que «Klänge vom Pilatus» – qui, selon les spécialistes, se distinguent par leur «originalité et sont indémodables».
Un charme rural et exotique
Heiri Meier se produit également à l’étranger, souvent en tant que membre de l’orchestre de Stocker Sepp. Ce dernier, comme la plupart des musiciens qui ont forgé le style de Zurich, était originaire de Suisse centrale, plus précisément de Wollerau dans le canton de Schwytz. A l’instar de beaucoup de migrants, le clarinettiste cherche un meilleur revenu en ville et y trouve un grand intérêt pour la culture rurale. C’est pourquoi Stocker Sepp abandonne rapidement son métier d’origine de typographe et rédacteur pour devenir musicien professionnel. Lui et ses camarades ne se produisent toutefois pas en costume du dimanche, comme c’était le cas auparavant, mais en chemise de berger. Selon Dieter Ringli, de nombreux autres musiciens de «Ländler» portent également un costume traditionnel afin de «renforcer l’attrait rural et exotique auprès du public urbain» [traduction libre]. Stocker Sepp aurait même adapté le nom de sa formation au goût des citadins cherchant à retrouver le côté rural et paysan: il l’a appelée «1. Unterwaldner Bauernkapelle» [La 1re fanfare paysanne d’Unterwald], bien que ses membres ne soient ni originaire d’Unterwald, ni paysans.
Un succès qui s’exporte
Il n’est donc pas étonnant que le journaliste Kurt Zurfluh décrive Stocker Sepp comme un promoteur et un agent très actif. Vers 1930, il aurait été engagé à plusieurs reprises avec sa fanfare pour des représentations d’une semaine à Paris et à Londres, où il fait également enregistrer sa musique. Il l’enregistre depuis 1922, car il a très tôt compris l’importance de l’industrie alors naissante du disque vinyle. Jusqu’en 1938, plus de 400 morceaux sont enregistrés et vendus avec succès. Lors d’un sondage sur les musiciens les plus connus de Zurich et de ses environs, Stocker Sepp aurait obtenu 93 568 voix parmi les 118 000 (!) questionnaires reçus, suivi ensuite par Walter Wild et le clarinettiste zougois Jost Ribary senior. Sa carrière atteint son apogée lors d’une série de représentations à l’exposition nationale de 1939 à Zurich.
Une personnalité unique
Le clarinettiste Kasi Geisser est né à Arth dans le canton de Schwytz et fait son apprentissage de souffleur de verre dans l’usine de Goldau. C’est là qu’il fait la connaissance de Dominik Märchy, avec lequel il se forge une solide réputation de musicien. Il mise donc rapidement sur la musique, déménage à Zurich à l’âge de 20 ans et devient, selon Volksmusik.ch, «le musicien de ‹Ländler› le plus influent des temps modernes». Sa «personnalité haute en couleur» et sa «vie dissolue» auraient largement contribué à construire sa légende. Il a également joué un rôle important en tant qu’interprète et compositeur, notamment en écrivant d’innombrables morceaux comme «Abend am Vierwaldstättersee». Dès 1926, il enregistre ses propres oeuvres sur disques à Berlin et peu après, c’est une série de pas moins de 20 disques qui est réalisée à Lausanne pour le label Polydor.
De nouveaux standards
Jost Ribary senior, clarinettiste et saxophoniste, impose à partir de 1930 de nouveaux critères en matière de technique et de composition, notamment parce qu’il a suivi les cours d’un clarinettiste du Tonhalle-Orchester. Il est donc étonnant que ses innombrables morceaux ou «danses» aient été perçus comme populaires malgré leur raffinement. Avec des classiques du «Ländler» comme «Steiner Chilbi» et la chanson populaire «Komm in meinen Rosengarten», écrite par Martha Wild, il est devenu l’une des premières stars du disque, se produisant même en Angleterre et aux Pays-Bas. Ses enregistrements radiophoniques contribuent également à ce que même les amateurs de «Ländler» de l’étranger, y compris les Suisses d’Amérique, se rendent en pèlerinage à Zurich, où il se produisait souvent dans le Niederdorf, la plupart du temps dans l’auberge de «Ländler» appelée «Konkordia». Il a même habité temporairement au-dessus de celle-ci et y a ouvert un atelier de réparation d’accordéons. L’une de ses compositions s’intitule d’ailleurs «Stimmung im Niederdorf».
Recommandations de livres (en allemand)
Ringli, Dieter. «Schweizer Volksmusik von den Anfängen um 1800 bis zur Gegenwart». Éditions Mülirad.
Ringli, Dieter et Johannes Rühl. «Die Neue Volksmusik. Siebzehn Porträts und eine Spurensuche in der Schweiz». Éditions Chronos.
Janett, Madlaina et Dorothe Zimmermann. «Ländlerstadt Züri. Alpen, Tracht und Volksmusik in der Limmatstadt». Éditions Elster.
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