Le premier grand défi pour Andrzej Ojczenasz fut le mot «famille», thème du festival d’été de Morat cette année et point de départ imposé pour la composition des œuvres de commande. «Bien sûr, des associations me sont tout de suite venues, les plus évidentes. Mais je voulais chercher quelque chose de plus profond, qui ait aussi un rapport avec les tensions.» Cela lui a pris près de deux semaines. Il a d’abord voulu créer un lien avec «Shining», le film de Stanley Kubrick inspiré du roman de Stephen King, mais il s’est vite rendu compte que cela ne lui plaisait pas. «J’ai pris conscience que je voulais explorer avec ma musique quelque chose de passionnant et de profond, mais avec un message moins déprimant. L’effondrement de la famille, tel qu’il est décrit dans le film et le livre, ne laisse aucun espoir. Or je voulais écrire un morceau qui se termine sur une note positive.»
Un tableau comme source d’inspiration
Andrzej Ojczenasz cherchait désormais «quelque chose de moins évident, qui ait du sens, quelque chose qui fasse réfléchir et qui émeuve». Il a utilisé l’outil des cartes mentales, notant de nombreuses associations de mots, avant d’établir des liens entre eux. «À la fin, j’ai obtenu une sorte de nuage de mots liés les uns aux autres. J’ai donc cherché des films, de la littérature et des tableaux qui y correspondaient. Google Images m’y a beaucoup aidé, car on peut taper beaucoup de mots et les résultats sont très variés.» Dans le cadre de ses recherches, Andrzej Ojczenasz, polonais d’origine étudiant actuellement à Zurich, est tombé sur l’huile dramatique «Vicious Circle» de Jacek Malczewski (1854-1929), peintre polonais représentant du modernisme et du symbolisme.
C’est ce tableau qui a inspiré la composition éponyme d’Andrzej Ojczenasz. «Il dégage une énorme énergie qui m’a beaucoup touché. Je me suis dit: oui, ça parle d’un garçon complètement dépassé, et peut-être même déprimé, tiraillé entre les forces de l’imagination et de l’histoire. Et quand on pense à la famille, c’est mon lien mental avec mon morceau de musique. Ce sont les enfants en général.»
Le garçon représenté dans le tableau pourrait bien être Andrzej Ojczenasz, entouré de toute une vie mouvementée. «Dans un sens, oui. Je veux faire partie d’une grande famille, c’est-à-dire d’une société, d’une nation, d’une culture, d’un cercle culturel, comme la culture occidentale par exemple, avec des valeurs et un mode de vie communs. Bien sûr, il y a beaucoup de différences, mais il y a aussi des points communs. En tant qu’adulte, la question se pose également de savoir quelle est notre position dans la société, surtout en ces temps difficiles: apporte-t-on quelque chose ou se contente-t-on de prendre?»
Différents univers d’expression
Andrzej Ojczenasz décrit à juste titre ce tableau comme une œuvre très dynamique, dualiste et symbolique. On se demande alors s’il a transposé ces particularités en musique et comment. «La musique et la peinture sont des univers d’expression différents. Et je pense que la musique doit être indépendante. Même quand on ne connaît pas son contexte ni sa source d’inspiration, elle doit être intéressante et agréable à écouter. Mais bien sûr, j’ai fait quelques allusions. Ce sont des idées qui me sont venues à l’esprit quand j’ai remarqué certains phénomènes dans le tableau. Tout d’abord, je voulais créer quelque chose de calme, mais puissant, avec beaucoup de tension sous la surface. C’est pourquoi la pièce commence par cet accord calme qui gagne en force, un crescendo. Ensuite, les lignes du piano s’élèvent vers le haut. Mais il y a à la fois une ascension, et une chute.»
On retrouve ici le garçon sur l’échelle, autour duquel les différentes forces tournent symboliquement. «Je voulais créer un mouvement circulaire dans la musique. Comme vous pouvez l’entendre, il y a un mouvement horizontal avec des trémolos, mais aussi un mouvement de haut en bas. Il y a aussi une danse folle dans ce cercle de différents personnages, une vision métaphysique. Cela commence avec cette fête de la mythologie grecque avant de sombrer dans la décadence avec ces pauvres gens qui sont envoyés en Sibérie. J’ai donc introduit cette mélodie dense qui se transforme elle aussi et devient de plus en plus asynchrone. Et j’ai un peu aidé pour montrer comment tout cela se transforme en chaos et en une gravité générale de la foi. Je voulais aussi retranscrire ce passage, comme dans le tableau, d’un mode de vie très agréable à des expériences difficiles à supporter, à cette décadence, à cette tristesse et à cette souffrance.»
Dessins et symboles
Avec cette superstructure puissante, on suppose que le chemin de l’idée à la musique a été long et difficile. Mais Andrzej Ojczenasz raconte calmement et sobrement le processus de composition; au départ, la pièce était uniquement dans sa tête, il n’y avait pas de notes. «J’ai d’abord préparé et vérifié mes notes. Ensuite, j’ai créé quelques accords représentant certaines gammes de son, ce qui m’a aidé à organiser le matériel sonore. Puis j’ai fait un plan général de la composition, dans lequel j’ai fait quelques esquisses de forme, en utilisant aussi des dessins et des symboles.»
En fait, au départ, la pièce ressemblait plutôt à une composition graphique, explique Andrzej Ojczenasz. «Ce n’est qu’ensuite que j’ai utilisé le piano et cherché des accords pour remplir cette forme d’un contexte musical, d’une couleur musicale, lui donner un caractère – bref, créer l’atmosphère du morceau. Et puis j’ai eu cette forme générale, le point de départ à partir duquel je n’avais plus qu’à suivre le chemin. À cela sont venus s’ajouter des fragments, puis bien sûr j’ai dû créer des connexions, insérer des pauses, composer et combiner ces éléments micro-formels spécifiques.»

Ouvert à différentes interprétations
Le célèbre compositeur David Philip Hefti a accompagné Andrzej Ojczenasz dans le processus de composition en lui servant de mentor. «Il m’a beaucoup aidé, il m’encourageait tout le temps. Par exemple, il m’a recommandé d’apporter quelques modifications à l’instrumentation pour ajouter un niveau de complexité supplémentaire. Il a aussi remarqué des aspects que je n’avais pas vus. C’est très précieux d’avoir à ses côtés une autre paire d’yeux et un autre cerveau, quelqu’un qui peut partager ses expériences, son point de vue et sa façon de penser. Mais j’étais totalement libre, il ne m’a mis aucune pression.»
Après la finalisation de la partition, la musique a pu être véritablement jouée pour la première fois lors des premières répétitions avec l’ensemble ZHdK Tonflug. La question de l’interprétation s’est également posée: quelle liberté Andrzej Ojczenasz a-t-il souhaité laisser aux interprètes? «Le plus important est la perception de la musique et la manière dont tous les éléments interagissent. Si quelque chose ne fonctionne pas, je suis très strict. Mais je suis également ouvert à différentes interprétations. J’adore quand les interprètes donnent beaucoup d’eux-mêmes. Je pense que c’est nécessaire pour rendre la musique vraiment vivante. Je trouve que les musiciennes et les musiciens ont trouvé une expression vraiment précise.»
«SUISA en scène» au festival d’été Murten Classics 2025
C’est un fait bien connu: les jeunes compositrices et compositeurs peinent à se faire un nom. Il est rare qu’on leur commande des œuvres, et ils n’ont pas de plateforme leur permettant de présenter leur création à un public plus large. C’est pourquoi SUISA et le festival d’été Murten Classics ont lancé ensemble le projet «SUISA en scène», qui vise à découvrir des talents, à les accompagner dans leur formation continue et à les mettre en réseau avec d’autres musiciennes et musiciens.
Christoph-Mathias Mueller, directeur artistique de Murten Classics, et David Philip Hefti, maître compositeur, ont sélectionné deux jeunes compositeurs pour réaliser chacun un travail de huit minutes au maximum au cours du premier semestre 2025. Les œuvres de Gaudenz Werner Wigger («Schwall») et Andrzej Ojczenasz («Vicious Circle»), nées de ce processus de coaching, seront présentées pour la première fois dans le cadre du festival d’été Murten Classics 2025. Tonflug, l’ensemble des élèves de la Haute école d’art de Zurich (ZHdK), et Thaïs Louvert (violon) interpréteront ces pièces en plus des compositions de David Philip Hefti («Éclairs» et «Wunderhorn-Musik») et de Rudolf Kelterborn («Erinnerungen an Mlle Jeunehomme»). Ces œuvres seront dirigées par Mario Garcia Ramos, Jeanne Cousin et Leonhard Kreutzmann, qui ont élaboré le programme dans le cadre d’un master d’interprétation à la ZHdK sous la direction de Christoph-Mathias Mueller.
24 août 2025, Deutsche Kirche, Morat, 17h00. Commentaires par David Philip Hefti et Christoph-Mathias Mueller.
Une répétition public aura lieu le 23 août 2025 à 14h00; entrée gratuite.
Billets et informations complémentaires: www.murtenclassics.ch