Fortunat Frölich habite et travaille dans la maison de ses grands-parents à Zurich, où la musique classique a toujours joué un grand rôle. «Pourtant, je dirais que je n’ai pas été spécialement poussé dans cette voie», explique le compositeur, qui est né et a grandi à Coire, lorsqu’on lui demande des précisions sur le choix de sa profession. «En fin de compte, c’est moi qui ai décidé.» Enfant, il a été si ému par une présentation de la «Passion selon Saint Matthieu» à l’église Saint-Martin de Coire que cela a sans doute déjà influencé son choix de carrière. «Mais ce fut un chemin avec de longs détours, des crises aussi, lorsque je ne voulais plus entendre parler de musique classique.» Il est donc passé à la musique pop, mais a ensuite réintégré le violoncelle étudié dans son enfance, car il voulait faire «quelque chose de différent». En commençant à voyager à 17 ans, il est également influencé par d’autres cultures musicales.
«De tout cela est né un style de composition qui ne s’est jamais vraiment engagé dans une direction précise.» C’était un problème à l’époque, car aussi bien le public que les instances de soutien voyaient ce mélange d’un mauvais œil. «Mais, j’estimais malhonnête de cultiver un style soi-disant cohérent alors que j’écoutais en même temps du Pink Floyd, du Bach et des compositions romantiques, que je jouais du jazz, et aimais l’improvisation libre, et la pop bien entendu. Pour moi, tous ces aspects devaient être en quelque sorte absorbés et intégrés dans mon travail de composition.»
Avant même la commande pour les «Réflexions suisses sur Beethoven», Fortunat Frölich a composé trois œuvres se référant à Beethoven. Mais il ne se considère ni comme un spécialiste de Beethoven ni comme un musicologue. Même s’il estime que Beethoven a composé des œuvres grandioses, ses Variations sur une mélodie populaire suisse sont pour lui plutôt un «exercice de doigtés». «Je ne comprends pas pourquoi il a modifié cette chanson populaire et que, par exemple, aucune nouvelle harmonie n’en est ressortie.» Les variations peuvent être considérées comme un exercice de créativité: ai-je suffisamment d’imagination pour dire la même chose de dix manières différentes «De mon point de vue, c’est une approche un peu ennuyeuse et trop classique.»
Il y a quelque chose d’un peu bourgeois là-dedans, poursuit Fortunat Frölich. «Une petite chanson populaire, avec une petite histoire banale: une fille et un garçon qui ne peuvent être ensemble, ce qui pousse le garçon à partir pour la guerre.» Longtemps, il n’a pas compris ce qui était censé être intéressant dans la «conventionnalité bourgeoise». On ne peut comprendre correctement l’ère Biedermeier que lorsqu’on réalise que «dans l’explosion, le plus intéressant est évidemment l’étincelle». «Fondamentalement, ce paradoxe se retrouve en toute chose: en même temps sans intérêt et grandiose. L’art traite de la profondeur des choses, de leur signification.» L’attention que Beethoven porte à cette petite mélodie suisse est remarquable et va dans le sens de l’approfondissement d’un détail apparemment insignifiant. Frölich trouve formidable que Beethoven «se penche probablement toute une matinée sur cette chansonnette et en tire quelque chose.». On remarque qu’il a pris la chanson au sérieux, qu’il a effectué un travail soigné. «Et d’autres la prennent également au sérieux; elle est jouée et transmise au travers des âges– c’est tout à fait épatant.»
Cette petite histoire d’amour est également grandiose, bien qu’il y en ait d’innombrables de ce genre. «Car lorsque cela se produit réellement, ce qui se passe est sans limite.» S’en dégage un grand contraste par rapport à la simplicité d’une chanson, ce qui explique pourquoi il a intégré cette mélodie simple dans sa composition. «Et je voulais mettre en évidence la force explosive contenue dans cette simple chanson.» Quelle force explosive? Fortunat Frölich répond avec gravité: «Une jeune fille avec de belles tresses. – Il est amoureux. – Le père dit: elle est encore trop jeune. – La raison qui surgit et ruine tout.»
Quant à son approche musicale, Fortunat Frölich a trouvé intéressant de rompre l’approche très contenue et intellectualisée de Beethoven, et d’établir un lien avec le contenu émotionnel de la chanson. Il est typique pour Beethoven de ne pas raconter d’histoire dans ses variations. «Il utilise simplement la mélodie, sans se soucier du contenu. C’est pourquoi je raconte l’histoire, et cela de manière si intense que les musicien-ne-s ne seront pas uniquement mis à contribution en tant qu’instrumentistes, mais également en tant qu’interprètes. Ils/elles devront commencer par ce qu’on peut appeler du rap: Es-hät-en-Pur-es-Töch-ter-li… Le reste de l’histoire, je le raconterai avec la musique – Dursli et Bäbeli tombent amoureux, Dursli demande la main de Bäbeli, ‹non!› dit le père, les jeunes sont désespérés, les tambours de guerre (présents de manière latente en arrière-plan depuis le début), deviennent plus bruyants, et finissent par tout avaler. Puis – en guise de générique de fin – la nostalgie glorifiée, avec tout le désespoir de constater que l’amour fait toujours si mal.»
L’organisation métrique de cette mélodie populaire a en particulier fasciné Fortunat Frölich: «Deux mesures à 3 temps suivies d’une mesure à 4 temps, puis à nouveau une mesure à 3 temps à la fin». Ce format, assez inhabituelle pour une chanson populaire, apparaît «si l’on subdivise en phrases la mélodie écrite entièrement en mesures à deux temps: tagetege ta-te ta, tagetege ta-te ta, tagetege tagetege tagetege ta-te ta. Il était clair pour moi que le morceau devait commencer avec ce rythme au piano, car c’est déjà un motif martial, et également le motif du départ vers un ailleurs.» Puis vient le passage de l’amour avec une partie délicate pour la concrétisation artistique: «un duo flûte et violoncelle plutôt imposant». Il met au défi les musicien-ne-s avec sa pièce presque scénique, comme un opéra miniature. «J’aime égratigner un peu le style du concert classique.»
Un extrait de sa composition écrite en Inde laisse entendre que Fortunat Frölich n’hésite pas à intégrer une certaine contradiction dans son travail. «On se dirige vers le chaos, mais le son est doux et poli», confirme-t-il. «Je travaille avec des polarités, pour générer de la tension. Je m’intéresse aux contrastes et aux transitions entre celles-ci. Les transitions sont peut-être ce qu’il y a de plus intéressant dans ma musique. Parfois, je ne sais pas moi-même comment passer de A à B, parce que ces positions sont si éloignées l’une de l’autre: par exemple si A est la sagesse du père et B le désespoir et la colère des deux jeunes, une telle polarité suscite mon enthousiasme et ma créativité.» La prévisibilité d’un développement musical a le don de l’ennuyer. Il n’a dès lors pas voulu s’engager dans un style bien défini. «L’exigence d’écrire dans un certain style bien défini m’a toujours paru un peu aberrante. J’aime les chocs stylistiques.»
Comme dans certaines de ses œuvres récentes, Fortunat Frölich recourt ici aux voix des musicien-ne-s pour des effets rythmiques. «Je le fais pour relier les musicien-ne-s de façon encore plus individuelle au contenu de mes compositions, et pour que les musicien-ne-s s’adressent au public de manière plus directe». Il voit cela également un peu comme une provocation, pour briser l’aspect «classique» «où tout est bien ordonné et où le contenu se perd parfois au profit de la forme». Il espère voir les musicien-ne-s rayonner sur scène, transmettant: «Nous avons du plaisir à être là – et espérons que vous aussi». Il réfléchit un peu puis ajoute: «C’est tout. Et c’est déjà beaucoup».
Réflexions suisses sur Beethoven: un projet des Murten Classics et de SUISA à l’occasion du 250e anniversaire de Ludwig van Beethoven
Entre la Suisse et Ludwig van Beethoven, les liens semblent ténus. Mais le compositeur a tout de même écrit «Six variations faciles d’un air suisse», en se basant sur la chanson populaire alémanique «Es hätt e Bur es Töchterli». Ce fut le point de départ d’un projet du festival estival Murten Classics en collaboration avec SUISA, consistant en des commandes de composition à huit compositrices et compositeurs suisses de différentes générations, esthétiques et origines.
Oscar Bianchi, Xavier Dayer, Fortunat Frölich, Aglaja Graf, Christian Henking, Alfred Schweizer, Marina Sobyanina et Katharina Weber ont été invité-e-s à s’inspirer des variations ou de la chanson populaire utilisée par Beethoven, ou encore de Beethoven d’une manière plus générale. Les compositions ont été écrites pour l’Ensemble Paul Klee, permettant l’instrumentation suivante: flûte (également piccolo, flûte alto ou flûte basse), clarinette (soprano ou en la), violon, alto, violoncelle, contrebasse et piano.
Kaspar Zehnder, qui a été directeur artistique des Murten Classics durant 22 ans, était l’initiateur de ce projet qui a débuté en 2019. En raison de la crise du coronavirus et des mesures prises par les autorités, la 32e édition, prévue pour août 2020, n’a pu avoir lieu, ni d’ailleurs le festival de remplacement planifié durant les mois d’hiver. Les huit compositions de ce projet ont néanmoins été jouées et enregistrées le 21 janvier 2021 lors de la «Journée SUISA» au KIB à Morat. Les enregistrements ont été diffusés sur SRF 2 Kultur dans l’émission «Neue Musik im Konzert». Ils sont également publiés sur la plateforme Neo.mx3. Le projet est documenté en ligne avec diverses contributions multimédias sur le SUISAblog et les médias sociaux de SUISA.